Serre les dents, Mémé.
Eh oui je sais, tu souffres, mais tu sais la vie c'est sacré.
Cela fait bien plusieurs mois que tu demandes à Dieu de venir te chercher, parce que tu es croyante et pas rancunière. Mais Dieu à mieux à faire.
Et nous, on respecte la loi tu comprends, enfin, le médecin qui a peur de se faire dénoncer s'il accède à ta demande d'abréger tes souffrances.
Tu comprends, Mémé, si on te donne trop de morphine, il pourrait y avoir une enquête, des rumeurs et puis peut-être bien un procès. Bien sûr que tu as mal, mais veux tu vraiment envoyer quelqu'un en prison?
Autour de toi, tout le monde est convaincu que la messe est dite, et que le plus tôt serait le mieux pour le grand départ. Comme toi.
Tu te demandes à quoi ça sert que l'on te cherche les veines pour la centième fois, pour t'injecter je ne sais quoi encore qui te prolongera quelques jours, quelques semaines. Cela ne rime à rien, je sais.
Tu me parlais souvent de ton chien que tu aimais tant, et qui est tombé malade à force d'être vieux. Il faisait les cent pas au pied de ton lit, tourmenté par ses souffrances, cela te faisait tellement mal au coeur de le voir tourner en rond, dépassé par la maladie qui le rongeait, abattu et triste, hanté par des douleurs qui n'en finissaient pas.
Tu l'aimais comme un humain comme tu dis, et tu l'as amené chez le vétérinaire en prélevant de quoi payer la note sur ta petite retraite.
Comme pour ses croquettes qui coutaient cher mais qui rendaient ce chien si gai quand il les saisissait au vol en ouvrant un grand bec, avec toi qui faisais semblant de ne pas les lui donner jusqu'au dernier moment.
Ces moments tous simples t'ont bien fait rire, du rire sincère de ceux qui sont dans leurs vieux jours et profitent de la moindre joie.
Quand le vétérinaire a déclaré que le chien était condamné, tu as d'abord demandé comment le guérir. Tu voulais le garder près de toi le plus longtemps possible, après tous ces moments de complicité, c'était impossible d'imaginer le vide qu'il laisserait. Il était le prétexte de tes sorties en ville, et le soir, tu le peignais comme une poupée.
Mais tu n'es pas de ceux qui ont un coeur de pierre : devant son regard implorant, ses membres un peu raidis, ses spasmes qui traduisaient tant de douleur, tu t'es dit qu'il fallait lui donner le repos qu'il méritait, ce repos que toi seule pouvais lui accorder.
Donner la mort peut être un cadeau, toi qui étais si charitable, tu le savais.
Et à aucun moment, tu n'as pensé que Dieu t'en voudrait.
Peut-être justement parce que tu sais ce que c'est que de donner, de partager la souffrance des autres, de prendre le risque de faire quelque chose de mal aux yeux de tous. Parce que tu sais que tu soulages les peines d'un être vivant qui se trouve là, avec sa vie entre tes mains, à attendre le salut.
Tu as beaucoup pleuré après l'injection, ton chien encore tiède entre tes bras.
La culpabilité t'alourdissait malgré toi, mais c'est tout de même le sentiment d'avoir fait ce qu'il fallait qui a repris le dessus.
Quel monstre aurait supporté de voir un être vivant se tortiller sous la douleur, perdre la tête par moments, tituber, se traîner, sans prendre un minimum sur soi? Il fallait accepter de laisser donner la mort par ce vétérinaire, une mort douce, comme un endormissement, dans l'affection la plus profonde d'un dernier adieu.
Tu as encore beaucoup pleuré et tu es rentrée seule, sans ton chien que tu avais accompagné jusqu'au bout, avec le coeur lourd pour toi, mais léger pour lui.
Quand tu as raconté cette histoire autour de toi, tes amis, ta famille t'ont félicitée pour ton courage, pour ta bonté, et surtout pour ton humanité.
Humanité. Ce mot revenait toujours. Non, on ne laisse pas souffrir un animal lorsqu'on a les moyens modernes de l'éviter, c'est quand même une évidence, allons. On n'est pas des bêtes. On a un coeur! Dire que certains les laissent crever dans un coin les bras croisés pour éviter le prix de la piqûre! Les monstres.
Serre les dents, Mémé.
Les chiens et les hommes, ce n'est pas pareil. Tout est toujours plus compliqué.
D'abord il y a les politiques, qui n'aiment pas les sujets qui divisent. Cela peut leur faire perdre des voix, et puis, plus le sujet fait débat, plus il faut prendre des décisions courageuses.
Tu sais, c'est comme l'école publique, tout le monde est pour, mais les hommes politiques envoient leurs enfants dans le privé comme tout ceux qui peuvent se la payer. Pour ce que tu demandes c'est pareil, devant des micros ils sont contre, mais pour leur vieille maman ils sont souvent pour.
La politique, c'est la vitrine, pas l'arrière-boutique. Il faut que cela soit joli, que cela plaise à tous. Tu étais commerçante, tu sais bien ce que c'est.
Ensuite, il y a les gens qui jugent, même quand ils ne sont pas concernés.
Ceux qui ont plutôt bon coeur, trop peut-être, et qui restent arc-boutés sur des convictions pures et absolues. La limpidité de leurs principes n'a jamais été troublée par la violence d'une situation bien réelle, par l'écartèlement du coeur devant l'absurdité d'appliquer des règles jusqu'à la cruauté. Une orthodoxie qui touche de plein fouet celui qui souffre, et qui attend de nous d'être délivré du cauchemar dans lequel il se trouve pris.
Il y a bien sûr tous ceux à qui l'on a enseigné en Catéchisme que seul Dieu décide, et qu'il a montré l'exemple avec son calvaire. Les Hommes doivent souffrir comme lui a souffert.
Ils sont donc croyants et pratiquants pour eux, mais aussi pour les autres, ceux qui croient à autre chose de peut être plus simple.
Tu sais bien, les témoins de Jéhovah interdisent les transfusions sanguines jusqu'à leurs enfants, on les critique largement pour cela.
Les gens, devant la détresse de leurs proches, préfèrent se raccrocher à ce qu'on leur a appris, comme la religion qui est faite pour poser des questions et qui malheureusement peut donner de mauvaises réponses.
Ils préfèrent refuser aux autres le droit de se dérober tant que que la vie est encore dans le corps, même si c'est une épave. Car c'est logique pour celui qui applique le Livre à la lettre, on ne doit pas retirer la vie, c'est tout, jamais, même si on agonise, qu'on supplie, qu'on pleure, qu'on s'évanouit devant vous.
Après tout il faut les comprendre, ils pensent qu'il n'y a qu'une vérité, et qu'il ne fait pas changer ce qui existe depuis des siècles. Les femmes ont toujours accouché dans la douleur. Les hommes sont morts dans d'horribles souffrances pendant les guerres. Les enfants ont eu des déformations physiques liées aux maladies et aux disettes.
Mais nous sommes toujours là, alors les choses ne sont pas si mal faites...Pourquoi devrait-on aujourd'hui, au nom de la modernité et du confort, échapper comme des lâches à cette fin de vie, même si elle vient de plus en plus tard et dure de plus en plus longtemps?
Il y a ceux qui craignent des dérives.
Ils ont peut-être peur qu'on les tue un jour, d'ailleurs.
C'est la boite de Pandore. Autoriser à aider à mourir, c'est très proche d'autoriser à tuer.
Il y tant de petits vieux qui n'intéressent plus personne tant qu'ils sont vivants, puisqu'il y a l'héritage après eux tant attendu.
Il y a tant de malades qui sont un fardeau pour l'entourage, qui meurt à petit feu sans le plus petit espoir de rétablissement.
Il y a tant de gestionnaires qui parviendraient à un meilleur planning des lits d'hôpitaux si on pouvait gérer le stock un peu mieux, pas grand chose, deux ou trois jours de visibilité.
Tout ça, c'est moche. Les abus sont possibles, c'est évident.
Alors non, non et non, on n'aidera pas des milliers de personnes chaque année, parce que 2 ou 3 pourraient être poussées par la sortie un peu vite. Question de précaution.
C'est comme les consignes de sécurité. On ferme un site parce que quelqu'un pourrait se fouler la cheville en montant un escalier ancien. Pas de risques, pas d'emmerdes.
C'est bien vu. Tant pis pour tous les autres, pas vrai Mémé?
Et puis il y a ceux qui se posent un cas de conscience. A juste titre. Parce qu'ils essaient de s'imaginer ce qu'ils feraient s'ils avaient le droit de choisir.
Parce qu'ils pensent à une personne aimée, et se disent que s'ils avaient la possibilité de signer une décharge pour que l'abrègement soit déclenché, ce serait un sacré poids sur la conscience. On touche au sacré, au divin peut-être, dans tous les cas à l'humain, à l'image que l'on a de soi aussi. Tu veux faire de moi un criminel, Mémé?
Bien-sûr que tu es d'accord, mais moi, est-ce que je suis d'accord?
Dans tous les cas, je suis d'accord sur une chose.
Qu'on arrête de traîner en justice les médecins ou le personnel soignant qui dans l'ombre, comme la médecine à une époque d'ailleurs, mettent leur vie entre parenthèses quelques minutes pour soulager un être humain, au lieu de s'acharner par bonne conscience ou par protocole sur celui qui n'est plus en état de vivre.
Qui oublient qu'ils ont des enfants, des amis, une maison avec un chien, une carrière devant eux, une belle retraite à vivre tranquillement, et qu'ils pourraient perdre tout cela. Si certaines belles âmes essaient de démontrer qu'il est un assassin, un salaud. Un égocentrique qui se prend pour dieu, et qui trouve dans ces actes la jouissance de la toute-puissance.
C'est qu'on entend de tout, tu sais.
Liberté, égalité, fraternité. Liberté vient en premier.
Tu as raison, Mémé, cela fait longtemps que cela ne veut plus rien dire, que cela est une intention, rien de plus. Tu as connu le droit de vote en 1945, ce n'est déjà pas si mal. Mais pour la liberté de décider de la date de ton départ, il te faudra attendre un peu. Et je crains que tu trouves le temps très long, trop long.
Tu pensais être libre de décider de tout, pas vrai? Tu pensais que garder sa dignité, c'était un droit de bon sens si tu décidais d'éviter les affres des derniers moments qui n'en finissent pas? Moi aussi, à vrai dire, cela me semble tellement naturel.
Tellement logique, de se faire du bien plutôt que du mal.
J'ai parlé avec le personnel, je leur ai expliqué que tu n'en peux plus.
Ils le savent, ils le voient, ils le respirent. Mais c'est délicat.
Moi, je n'y connais rien en médicaments, je ne sais pas quoi te donner pour te soulager vraiment. Tout est sur ordonnance. Et quoi demander?
Internet? J'y ai bien pensé mais les faux-médicaments y pullulent. Je n'ai pas confiance. Il faut que ça marche du premier coup et que cela ne lève pas trop de suspicions. Et puis j'ai peur, moi. Je ne me sens pas capable de faire quoi que ce soit sans le soutien de l'hôpital.
Si je te fais prendre n'importe quoi et que cela ne marche pas, on aura l'air malin.
Et si je suis condamné pour cette tentative, que je vais en prison alors que tu es vivante, nous voilà beaux, qui viendra te voir?
Le personnel est un peu embêté parce que c'est comme partout, les gens ne sont jamais d'accord. Dans une même équipe, certains sont pour, d'autres sont contre.
Il paraît que la nouvelle chef de service ne veut rien entendre, elle ne veut pas saboter sa carrière disent les mauvaises langues. En tout cas, elle ne veut pas d'ennuis, et on la comprend, c'est que l'addition peut être très salée.
Mais l'aide soignante nous trouvera peut-être une solution, j'ai senti qu'elle aimerait bien nous aider. Quand ça?
Pas tout de suite, Mémé, il faut vraiment qu'on soit sûrs que ce n'est pas trop risqué au moment où on le fera, ils demandent des rapports pour éviter qu'il y ait des abus, c'est normal.
Serre les dents, Mémé.
Je sais bien que tu veux partir, et que tu ne comprends pas que ce n'est pas aussi simple.
J'ai l'impression de te trahir, à te regarder comme ça, en faisant oui de la tête, et en sachant que c'est sûrement la douleur qui te délivrera, quand elle montera encore d'un cran.
Je lisais hier la déclaration d'un politique, ou d'un directeur de ne je sais quel organisme qui est contre ce que tu nous demandes, et qui disait: "en 2011, la douleur ne doit plus exister puisqu'on sait de nos jours la traiter." Ce qui rendrait donc le cocktail que tu réclames inutile, voyons.
Donc tu vois, tout va bien, pas besoin de t'accompagner à mourir, tu n'as pas mal, les dossiers de cet éminent Monsieur sont formels.
C'est ainsi qu'est traité ton cas : dans des statistiques et des rapports, je sais, cela ne rassure pas beaucoup.
Je vais te laisser Mémé, j'ai du travail à finir.
Dans le fond, j'aimerais que l'hôpital m'appelle avant demain matin, et me demande d'apporter une jolie robe pour toi.
Je trouverais le lit fait, et la chambre vide. Je serais triste, mais je me dirais que tu es plus heureuse où tu es.
Enfin, ne te fais pas trop d'illusions quand même.
Je crois que je devrais encore te regarder longtemps tordre tes draps d'angoisse et supporter tous ces soins de plus en plus nombreux. Moi, comme d'habitude, je réfléchirai, alors que je te regarde dormir, à comment nous pouvons avoir si peu de coeur pour les nôtres dans des situations pareilles.
Tu sera morte depuis longtemps quand cela changera, Mémé, mais tu sais, les choses bougent.
Parce que quand tout le monde veut que cela change, cela finit bien par changer.
En attendant, moi qui ne signe jamais rien, j'ai signé là :
http://www.mesopinions.com/Soutien-au-Docteur-Nicolas-Bonnemaison-petition-petitions-f0cd24b88fe3a26243984687a5c0dbb9.html