lundi 15 août 2011
Mime Marceau au resto
Vous connaissez sans doute le rituel impeccable du service d'un grand restaurant qui se respecte.
Je parle de petits détails qui les uns après les autres, façonnent de leurs petites mains laborieuses les étoiles d'un établissement, ou simplement, son excellente réputation.
Et quels détails. Des petites compositions à découvrir en apéritif aux mignardises accompagnant un café équitable, tout a été parfait.
Sourire poli et traque d'une serviette qui tomberait à vos pieds compris.
Service irréprochable, donc.
Mais il est une étape dans ce rituel magnifique qui m'interpelle toujours... Et qui m'arrache un sourire amusé à chaque fois.
C'est un moment spécial et crucial, où j'attends l'incident comme lorsqu'un trapéziste saisit au vol, et dans le vide glaçant, sa partenaire qui arrive d'un autre trapèze. Avec le risque tenace que ses mains glissent, et qu'il la laisse chuter (et s'écraser sur le clown).
Ce moment tout particulier pour moi, ce petit moment d'interrogation, c'est le moment des miettes.
Ah, les miettes.
Avant le dessert, il y a toujours un habile artisan du service qui vient délicatement passer sur la nappe (en tissu, forcément) un horrible instrument en argent, façon moissonneuse batteuse à gros manche. Ou un rectangle de plastique avec deux gros bigoudis à l'intérieur, qui rappelle des lectures anciennes du catalogue de la Blanche Porte, qui fait l'inventaire des gadgets domestiques inutiles et surtout, archi-spécifiques (poêles pour gauchers, ôte-bottes sans se baisser, main mécanique en plastique pour caresser son chat à plus de 3 mètres de distance, etc).
Si le dit établissement est plus moderne et minimaliste, on aura la chance de voir en action une sorte de peigne en inox sans dents, qui rappelle un coupe chou à la lame visiblement inoffensive.
Dans un silence religieux où chacun retient son souffle (et retire ses coudes de la table en regardant au loin devant soi, l'air inspiré), voilà donc notre petit chasse-miettes en action sous nos yeux déjà vitreux, si bien entendu vous avez pris le mariage mets et vins, qui attaque le cerveau le plus limpide. Blanc sur rouge, rien ne bouge, mais rouge sur blanc sur rouge ou l'inverse, tout fout vraiment le camp, c'est prouvé.
Jusque là me direz-vous, rien de choquant, tout est normal, pas de quoi en faire un post. On nous lâcherait trois hamsters dressés pour ça, qui grignoteraient furieusement les miettes sous nos yeux, ce serait quand même autrement plus spectaculaire visuel et original, d'ailleurs, je crois que ce serait une formule à tester.
Après tout ... On loue bien maintenant des brebis pour tondre un terrain où l'herbe a poussé en abondance, alors le coup du trio de hamsters ramasse-miettes dans un restaurant Bio, moi je dis, c'est faisable, et les gens ne viendraient que pour ça, au final. C'est un concept.
Pour revenir au coeur de ce qui me préoccupe, je dirais que l'art de retirer les miettes a besoin d'un support, à savoir, les miettes. Sinon, ce geste pourrait devenir un peu absurde, et dans tous les cas superflu. Non?
Si, car j'ai ressenti à maintes reprises la vacuité de ce geste qui, sans son objet de vocation, sans sa raison d'être, se retrouve vidé de son sens.
Car il faut que je vous dise : je ne mange jamais de pain, voilà, sauf au petit déjeuner.
Donc au déjeuner ou au dîner, hop, pas de miettes.
Ma place est toujours vierge de ces petits éclats de croûte, et sauf projection d'un petit pois, ou d'un cerneau de noix hors de mon assiette, il n'y a rien. Le vide total. Opération surface nette, totalement hostile au passage d'un ramasse-miettes.
Aussi ubuesque que chercher à peigner un chauve.
Mais le service et ses lois immuables sont un peu comme un programme informatique.
Une tâche doit découler de la précédente, toujours, et si l'on retire quelques instructions, c'est le bug assuré (surtout si c'est sous Windows). La machine ne sait plus où elle en est.
C'est certainement pour cela qu'avant de me servir mon dessert, chaque officier du bon repas gratte consciencieusement, sous mes yeux ébahis, des miettes imaginaires.
La tête penchée, attentif, l'oeil prêt à débusquer la plus dissimulée des plus petites miettes, il rase ma portion de table ronde comme un barbier méticuleux à la recherche du poil récalcitrant.
C'est ainsi que l'opération ramasse-miettes se transforme en hommage à la miette inconnue.
Comme l'interdiction de couper sa salade rend hommage aux couverts en argent oxydables, maintenant disparus (ou rangés et sous clé).
Et comme la recommandation de tenir la porte à une dame rend hommage au temps où elles avaient besoin de nous.
Un hommage aux époques révolues, en somme. La France, Monsieur.
Un jour, je demanderai à un grand maître du savoir vivre (Ducasse, Hermine de Clairmont-Tonnerre, la Baronne de Rothschild, Jean Pierre Coffe...) ce qu'il pense de ce cas particulier, qui doit donner des sueurs froides aux jeunes maîtres d'hôtels qui ont encore le manuel imprimé sur la joue.
Que faire quand il n'y a pas de miettes, hein?
Ah, c'est cruel.
Car comme une chorégraphie perturbée après des heures de répétitions, il faut devant le public trouver une parade pour ne rien laisser transparaître, et enchaîner sur les mouvements suivants comme si de rien n'était.
Cet instant de doute perceptible dans le geste, ce tressaillement gardé pour soi, se termine toujours sur une improvisation remarquable de maîtrise.
Mes miettes sont chassées, et même souvent ramassées par un petit geste de collecte de la main, comme si elles avaient vraiment existé, et comme si elles résistaient même par principe à s'arracher de chaque fibre de la nappe. C'est le pain de campagne, ça.
Chapeau l'artiste. Du beau travail.
Le mime Marceau n'aurait pas fait mieux.
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