jeudi 14 juillet 2011

Vive le OFF


D'abord, on ne dit pas "Cette année, tu vas à Avignon?".
Mais : "Comme chaque année, je vais en Avignon".

Même si on habite en Paris, ou en Province, c'est pareil, c'est branché, c'est lettré, et puis c'est comme ça qu'on dit, point.

Recherche faite, cela viendrait du provençal, qui dit en avignoun, ou de l'ancien français, qui dirait "je me carapate en Paris pour voir si j'y suis", ou de l'existence d'anciens comtés maintenant disparus, qui désignaient davantage la région que la ville.
D'où en Avignon.


Moi, chaque année, je vais donc à Avignon. Pour le festival. Et j'en profite.

Des amis m'ont fait découvrir il y a quelques années de cela le plaisir de parcourir ses rues en tongs, à la recherche du 7ème spectacle de la journée donné dans une cour d'école, ou dans une cour tout court.

Au départ, je pensais que ce festival, c'était pour des personnes archi-pointues et archi-aisées, mais en fait je confondais avec le IN. Excusez-moi, M'sieurs Dames.

Car Avignon se divise en deux clans : celui des spectacles adoubés par les grands medias, le festival IN, dites "valeurs-sûres", et les autres (dites "vas leur dire", parce que certains ne sont pas encore au point ...il faudrait leur dire, vraiment).

Le IN, ce serait donc pour tout ceux qui se considèrent comme chevronnés et bien conseillés et qui n'ont pas de temps à perdre dans un spectacle vraiment naze.
Disons que le spectateur du IN aurait un conseiller en gestion de patrimoine quand celui du OFF se prendrait pendant ce temps quelques gamelles sur Boursorama, en essayant tout seul de boursicoter sur quelques titres qui sonnent bien, si on voulait prendre une image. L'homme du OFF a tout son temps, et aime bien faire des expériences, même amères.

Ce qui est amusant, c'est que comme dans la vie, ces deux mondes ne se rencontrent jamais à Avignon. On reconnait cependant ceux du IN à leur tenue plutôt parisienne éclatante blanche (voire Aixoise : ils copient les parisiens), contrastant terriblement avec les OFFs plus casual qui n'ont pas peu de se mêler à la populace et de manger des sandwiches périmés.

Le spectateur du OFF aime l'inconnu et l'aventure. Et transpirer par quarante degrés dans des salles sans climatisation (et sans déodorant parfois).

Moyennant 10 euros, parfois 15, le festivalier du OFF peut découvrir les charmes d'un texte du moyen-âge dit par une petite dame qui travaille à la Sécu pendant l'année.
Ou découvrir un spectacle en rodage d'un "fils de", qui se débrouille drôlement bien et sera en spectacle l'année suivante à Paris, dans une vraie salle.
On se dit que Charlotte de Turkheim est vraiment marrante, alors qu'on ne l'aimait pas avant de voir son One woman show.

Les comédiens sont à la fois promoteurs de leur pièces dans les rues, ouvreurs de salles et bien sûr piliers de leur spectacle. L'occasion unique de créer un lien entre le public et l'acteur, celui qui donne, et celui qui reçoit, et qui redonne par ses applaudissements. Ce lien permet d'apprécier doublement le spectacle, sans frontière très claire entre la scène et les gradins.

Le "tractage" est un moment caractéristique du festival, et pour moi, une bouffée de folie collective qui se transmet immédiatement.
Il consiste, pour les comédiens, à passer leurs heures hors-scène à distribuer des tracts de leur spectacle avec force démonstrations ou sketches parfois, transformant notamment le matin les rues d'Avignon en véritable asile de fous à grande échelle.

On y côtoie comédiens casqués façon vickings, jeux de mots sur des cartons de fortune, cunégondes et troubadours en baskets mâchant du chewing-gum, et des troupes-amateur éphémères, toutes contentes d'être libres et de vivre quelques jours leur passion.
Un vrai délire. Certains disent ridicule. Parfois c'est raté, c'est vrai.
Mais c'est tenté, et donc c'est sympathique quand même...enfin je crois.

Avignon OFF, c'est aussi un florilège de bons mots, de haïkus qui s'ignorent ("Jolie n'est pas le mot, c'est presque même impoli"), de titres absurdes ou espiègles affichés partout avec une dérision et un humour féroces, pour des pièces d'une vie, ou d'une nuit (oui, pour certains cela tourne court).

Quelques titres de spectacle au parfum de la ville font sourire d'emblée:
Le bruit des couleurs, Le Moche, Rencontres avec mon beau-frère, Le bruissement des âmes, Fanfarerie nationale, Les sardines grillées, Deux petites dames vers le Nord, Marie-Chantal ou la patate chaude, Seul ensemble, Les langues paternelles, Les s'tazunis, Doigts d'auteur... qui cohabitent très bien avec les classiques remis au goût du jour :Molière, Racine, Victor Hugo, Baudelaire... Qui n'y trouverait pas son compte?

Les choix, parmi ce large catalogue de spectacles, se font donc au coup de coeur pour le démarrage, puis le bouche-à-oreille prend le relais.
A table, les gens tendent l'oreille pour écouter un commentaire sur telle ou telle pièce, l'air de rien.
On se demande parfois dans les débats ce qui fait la singularité de la France, je crois par exemple que c'est cela : cet intérêt qui flotte dans l'air d'Avignon pour la chose culturelle, en mangeant une salade sur son catalogue de spectacles.

Recherche saisonnière, certes, mais intense, d'un petit supplément d'âme, là, dans cette effervescence où trac et espoirs des compagnies rencontrent la curiosité et l'oreille du public.
Comme dans une ruche, chacun se précipite pour voir un spectacle de plus, ignorer quelque chose de moins, rire, aimer, regarder... La France, Monsieur, vous dis-je!

La rue des Teinturiers devient alors une artère frôlant l'embolie, charriant des milliers d'amateurs, qu'ils soient de théatre, de danse, de musique...avec tous les inconvénients des grands rassemblements, fussent-ils culturels : odeurs de graillon, indésirables bousculades, files grillées par des petits malins, et éternels râleurs, tout y est bien-sûr.

Certains reprochent à cette débauche de spectacles (quand même plusieurs milliers) la perte de qualité, ou de focalisation, ou de logique. Trop nombreux. On ne suit plus.

Certains regrettent que d'années en année, le festival devienne toujours plus un évènement de masse, au détriment de pièces qui aimeraient toucher un public plus avisé. Et éviter de devoir plaire toujours au plus grand nombre. C'est vrai que le OFF, c'est un grand n'importe quoi, une grosse botte de foin remplie d'aiguilles en or.


Mais on a beau détester les places grouillant de monde et la promiscuité totale avec son voisin dans des salles confinées, chauffées à blanc, on ne peut que s'incliner devant cette main tendue.

Une main prête à agripper celle de ceux qui, pour la première fois, se laisseront tenter par une représentation de théâtre ou de danse. Sans obligation de porter le costume des grands soirs. Et pour le prix d'une séance de cinéma ou deux.

Une main prête à emmener quiconque aime passer une heure hors de sa vie, à regarder une chorégraphie touchante, où écouter un texte ciselé.

Le tout dans des codes de consommation qui déplaisent, car alignés sur des machines à divertir comme le cinéma, voire la fête foraine. Il y a du débit, c'est un peu industriel, ça tourne, on entre, on paye, on sort, on recommence. Et quelle foule...
Et alors?

Tant que l'accès à la culture, et l'explosion d'une joie collective qui la fait vivre seront à ce prix, celui d'une cohue défaite et noueuse, avec une carte de spectacles désordonnée et inégale, mais riche et variée, j'irai donner mes euros avec le plus grand plaisir pour ce festival sous le signe de l'inattendu.

Quitte un jour à virer IN, qui sait...

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