mercredi 13 juillet 2011

Tant qu'il y aura des clients...


Avec le profond engouement actuel pour les Palaces, les grands hôtels, les hôtels design, les hôtels déco, bref, les beaux endroits pour prendre un repas beau et bon, je n'ai pas pu résister à la tentation d'en être pour un soir, allez, juste un petit.

A moi et à mes amis le plaisir de faire partie des happy fews, prêts à payer, avec le regard humide d'aise, une addition salée.
A moi l'orange pressée au prix d'un cageot de fruits.
A moi le sosie de Carmen Kaas qui me sourit, en me demandant si je veux de la glace dans mon cocktail.
A moi le pantalon blanc qui moule que je ne mets pas au bureau.

La beauté a un prix et moi, comme tous les lecteurs de l'Optimum, je ne compte pas quand il s'agit de se faire plaisir, même à prix VIP, pensai-je.


Nous voici donc : 5 convives, allez, cinq bons gros pigeons, d'accord, partis pour une expérience ("euxpeurieunsss") d'un nouveau lieu hautement architecturé, un espace ("euncreuuudibal speysss") qui fait le sel des pages glacées des magazines trendy du moment.

Promesses à priori au rendez-vous : au premier abord, les gens laids et mal habillés sont restés chez eux (sauf nous?), et une naïade en robe rouge-orangé (sooo fashion) fait les cent pas entre le bar et la piscine, l'air inquiet pour se donner une contenance, serrant son petit sac qui brille contre ses côtes délicates. Je me détends, j'aime bien cet endroit.

Le cadre est élégant et harmonieux, la cheminée à l'éthanol flambe sobrement d'une belle flamme maîtrisée. La musique trop forte de deux DJs différents -façon stéréo- brouille toute tentative de conversation suivie, mais foin de mauvaise humeur, on n'est pas venus là pour ça. Puisqu'on vient goûter à un instant précieux, ils l'ont dit.

Nous avons le sourire, car les bars de quartier, ça va bien un peu, mais de temps en temps un peu de confort et de classe ne font pas de mal, il faut savoir nourrir son oeil de jolies choses de temps en temps. D'ailleurs, c'est incroyable comme on s'habitue vite au luxe, c'est vrai, cela ne demande aucun effort. A méditer.

Une demi-heure plus tard, nous mourrons de soif malgré nos appels de plus en plus désespérés lorsque passe au loin passe un navire, pardon, un barmaid. Nous restons tendus, prêts à bondir, pour pouvoir enfin passer commande.

Une heure plus tard, nous mourrons de faim après avoir bu un verre sans le moindre petit accompagnement solide, de type fine lamelle de fromage rare, ou autre tomate cerise régimo-compatible. Manger ou partir, il faut choisir.

Décidés à profiter de l'"euxpeurieunsss" des lieux à fond, nous passons à la vitesse supérieure, le dîner. Nous sommes au bord de l'inanition. Et donc prêts à tout, même de surpayer un repas culinairement nul.

Reconnaissants, nous remercions chaleureusement une hôtesse, qui nous fait comprendre que nous avons eu beaucoup de chance d'obtenir une table ce soir au restaurant. Nous attendons encore 30mn la nôtre entourés de nos verres vides. Une table chic et prisée, ça se mérite, on ne va pas faire les rabat-joie. On attend sagement.
Tout est sous contrôle. Tap tap tap.

On nous appelle enfin. Cela fait un peu tirage de tombola, et là on a gagné, c'est une table.
Une demi-heure après avoir été installés par un éphèbe au torse glabre qui semble nous détester au premier regard, la situation devient vite déroutante. On sait que ce cirque va continuer jusqu'à la fin, alors qu'on ne demande qu'une chose : passer un bon moment.

La situation bascule, donc, un point de non-retour est atteint. L'espérance est partie.
Disons-le : la soirée est foutue, irrécupérable, nous le savons. C'est trop long, trop compliqué, il n'y a plus d'espoir de revenir dans les rails normaux d'une soirée réussie, chacun doit penser respectivement à son frigo, son chat, sa réunion de demain, son plateau télé, le livre des réclamations de ce piège à cons.

L'oeil vitreux, nous picorons, désabusés, les petits pains mis à disposition sur la table par ailleurs très minimaliste (30mn pour ça, bravo les gars) avec une excellente huile d'olive à saucer (d'habitude c'est vulgaire mais là, c'est chic, et puis de toute façon on s'en fout maintenant, il n'y a plus d'estime qui tienne).

Geste de survie pour attendre sans flancher de nous sustenter, et éviter de tourner de l'oeil dans la chaleur insupportable qui s'est emparée de mes lobes d'oreilles, et qui assèche mon gosier minute après minute.

L'humeur tourne, comme le maquillage de mes voisines de la table d'à côté (n'a pas les moyens d'un bon waterproof qui veut, pensai-je, cruel comme toujours quand je suis affamé).
Et nous ourdissons des plans de plus en plus concrets de mettre la main sur un manager afin de lui expliquer que finalement, on apprécie quand même mieux les lieux, le spayysss, tout ça, quand l'envie d'égorger le maître d'hôtel -qui nous prive de manger depuis près d'une heure -nous a enfin passé.

Les plats arrivent. Pas en même temps, il faut choisir entre le supplice de voir refroidir sa pièce de viande, et la mufflerie de ne pas attendre la seule pauvre hère de nous cinq, qui n'a toujours pas été servie.

Comble du comble de la gastronomie de merde, c'est une Caesar salad qui a le culot de se faire attendre, en plus. Une vraie provocation.

Espoir, et colère : car la Caesar salad arrive enfin, mais sans la sauce. Le plat repart.
Oui, ça s'en va ("oooh!!!"). Et ça revient("aaaaahhhh!"). Pardon. C'est nerveux.


La bête en nous se réveille, nous nous jetons le plus dignement possible dans les écuelles, le tout dans un silence religieux. De toute façon, tout est dit.

Tels des bovidés dans les verts alpages après une longue transhumance, nous broutons nos assiettes en ruminant nos critiques.

Le chef s'est d'ailleurs trompé sur ma garniture, mais je la mange quand même. Hors de question de le signaler, je ne laisserai pas repartir mon assiette, pas question, jamais. Je mangerai tout, personne ne me le reprendra. Je pourrais grogner comme le Spitz de Paris Hilton.

Après ces courtes minutes qui nous ont permis de nous remplir l'estomac a minima, on nous débarrasse des assiettes.
Enfin, deux d'entre nous ont cette chance, car les trois autres les gardent sous le nez, là, comme neuves ceci dit, après deux heures de famine. Elles ont été abandonnées-là par notre équipe d'apprentis-restaurateurs. Pas grave, au point où nous en sommes, rien ne nous surprend.

Sans complexe, un model reconverti à la prise de commandes nous demande si nous prendrons des desserts, alors que la table n'est pas encore totalement débarrassée . On n'a pas eu la présence d'esprit de lui demander de préciser s'il voulait dire "dans les mêmes assiettes, puisqu'elles sont restées là, tiens".

D'un seul cri venu du fond du coeur (par l'autoroute), on le supplie : "Nooon!"
Un café, l'addition, et fissa. Il faut qu'on quitte cet endroit, très vite.

Encore une demi-heure pour qu'elle arrive à nous, l'addition. Normal.
La digestion est presque terminée, toujours ça de pris.

L'addition... c'est le prix à payer, à cette heure-ci, pour rentrer chez nous et quitter cet endroit joli dehors, affreux dedans.


Dire que nous n'avons même pas eu droit à la question "-Tout s'est bien passé?".
Je crains que pour une fois, ces imposteurs de la table n'aient lu parfaitement dans nos pensées.

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