Elle s'appelait Marthe, et elle avait 80 à 100 ans environ.
Petite, nerveuse, tout sèche comme du bois flotté. Un croisement improbable de Louis de Funès et d'Edith Piaf, mais sans le décolleté. Un regard qui découpe au laser les contours de tout être humain dans son champs de vision. Vif et aigu. Elle avait dû me classer dans la catégorie "feignasses de la nouvelle génération", celle des nouveaux bons à rien qui n'auraient pas le dos courbé à force de remuer la terre comme les anciens. Ceux qui attendent que ça pousse. Petits cons.
Marthe habitait le même immeuble que mes grands parents.Sa présence se résumait à un contour ovale et fantomatique derrière sa fenêtre, immuable. Elle regardait toute la journée sa télé sans redevance, son théâtre de la vie urbaine : la rue, par l'écran rectangulaire du carreau préféré de sa fenêtre, sur sa chaise recannée qui devait prendre racine dans le parquet, à force d'habitude.
Lors de mes visites, lorsque l'immeuble était en vue, je levais la tête et j'apercevais au premier étage l'ombre floue de la tête immobile et penchée de Marthe. Tous les jours pour elle, c'était pareil, elle connaissait le programme des journées du dehors par coeur. Le matin, les enfants qu'on amène au collège voisin, les voitures qui se garent dans des ronflements poussifs, et le ballet des commerçants qui ouvrent boutique; en journée, les promenades des vieux et des femmes avec poussettes; après cinq heures, les marmots à gros cartables qui vont dévaliser la boulangerie spécialisée en bonbecs, qui crient comme des animaux, et les parents qui tournent désespérément pour se garer; puis le soir, la trêve un peu mélancolique, le silence, la solitude, la fin des programmes, la nuit.
Chaque jour, quand la rubrique nécrologique de son journal était lue et relue, que les enterrements réguliers de ceux de son âge étaient commentés à grands coups de dentiers depuis plusieurs jours au marché (avec ceux qui restaient), et que l'envie de se dégourdir ses deux petites cannes un peu poilues la prenait, elle descendait de son mirador domestique pour aller respirer l'air pur du jardin public, de l'autre côté de la route, un jardin tout aussi étriqué que son petit deux-pièces.
Avec l'assurance de ses nombreuses années au compteur, elle aimait à dire, avec ses R hérités du patois qu'elle avait dû abandonner en ville: "Moi, maintenant que je suis tRès vieille, je tRaveRse sans RegaRder, je vois aRRiver la voituRe et je me dis, oooh, mais. Elle s'aRRêteRa bien!".
On n'avait aucun mal à la croire, avec son pas décidé qui lui donnait la priorité sans équivoque. Elle avait la parfaite démarche de la mamie bon-pied-bon-oeil dont il faut se méfier: une seule tentative d'arrachage de son sac à main, et hop, elle pourrait bien se transformer en reine du judo, tordre deux doigts au gougnafier, et dans une prise magistrale le plaquer au sol dans un petit "plic" impeccable. Enfin, le rôle lui allait si bien.
D'ailleurs aucune mésaventure du genre ne lui était arrivée, jamais. Et, comme on imagine la mer s'écarter pour laisser passer le peuple de Moise, le passage piéton s'ouvrait devant elle comme par miracle devant sa détermination, même en heure de pointe, peut-être dans un bref couinement de freins.
Marthe aurait certainement aimé avoir la visite d'un enfant à la recherche d'une oreille disponible, pour raconter ses petits soucis d'école, et manger une barre de chocolat sur un bon bout de pain de campagne. Le temps aurait passé plus vite. Mais personne ne venait la voir.
Quant à moi j'aimais bien parler avec des inconnus, et j'adorais les petits vieux, je les trouvais rassurants et aimables. Mais Marthe, avec sa robe noire de veuve à mi-mollet, ses bas en nylon beige qui glissaient aux chevilles en fin de journée, et ses traits secs comme un coup de trique m'impressionnait un peu. J'avais mon périmètre de sécurité.
Aujourd'hui pourtant, j'aurais envie d'aller la voir, pour boire le café en prenant le temps de discuter du temps qu'il fait. Comme ça.
Un jour, la petite tête derrière les reflets du carreau n'était plus là. Les jours d'après non plus. Le pire est qu'elle n'a pas vraiment manqué à grand monde. Simplement, on s'interrogeait.
Et puis on a appris sa disparition à l'hôpital. Quelques jours après l'accident.
Elle avait traversé la route pour la dernière fois. Sur son passage piéton. La mer s'est refermée sur elle. Enfin, disons que la voituRe a croisé son chemin.
L'histoire se termine là.
Aujourd'hui, je me dis qu'elle ferait un superbe personnage de Maupassant, Marthe dont j'ai oublié le nom.
Et que la morale de l'histoire ... c'est qu'on ne sait pas quel enfant devenu grand racontera un petit bout de la nôtre. Un jour.
La vie a décidément ses surprises. Et les autres, leurs souvenirs.
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