mardi 16 août 2011

Le coeur des Hommes

Serre les dents, Mémé.

Eh oui je sais, tu souffres, mais tu sais la vie c'est sacré.
Cela fait bien plusieurs mois que tu demandes à Dieu de venir te chercher, parce que tu es croyante et pas rancunière. Mais Dieu à mieux à faire.

Et nous, on respecte la loi tu comprends, enfin, le médecin qui a peur de se faire dénoncer s'il accède à ta demande d'abréger tes souffrances.

Tu comprends, Mémé, si on te donne trop de morphine, il pourrait y avoir une enquête, des rumeurs et puis peut-être bien un procès. Bien sûr que tu as mal, mais veux tu vraiment envoyer quelqu'un en prison?

Autour de toi, tout le monde est convaincu que la messe est dite, et que le plus tôt serait le mieux pour le grand départ. Comme toi.
Tu te demandes à quoi ça sert que l'on te cherche les veines pour la centième fois, pour t'injecter je ne sais quoi encore qui te prolongera quelques jours, quelques semaines. Cela ne rime à rien, je sais.

Tu me parlais souvent de ton chien que tu aimais tant, et qui est tombé malade à force d'être vieux. Il faisait les cent pas au pied de ton lit, tourmenté par ses souffrances, cela te faisait tellement mal au coeur de le voir tourner en rond, dépassé par la maladie qui le rongeait, abattu et triste, hanté par des douleurs qui n'en finissaient pas.

Tu l'aimais comme un humain comme tu dis, et tu l'as amené chez le vétérinaire en prélevant de quoi payer la note sur ta petite retraite.
Comme pour ses croquettes qui coutaient cher mais qui rendaient ce chien si gai quand il les saisissait au vol en ouvrant un grand bec, avec toi qui faisais semblant de ne pas les lui donner jusqu'au dernier moment.
Ces moments tous simples t'ont bien fait rire, du rire sincère de ceux qui sont dans leurs vieux jours et profitent de la moindre joie.

Quand le vétérinaire a déclaré que le chien était condamné, tu as d'abord demandé comment le guérir. Tu voulais le garder près de toi le plus longtemps possible, après tous ces moments de complicité, c'était impossible d'imaginer le vide qu'il laisserait. Il était le prétexte de tes sorties en ville, et le soir, tu le peignais comme une poupée.

Mais tu n'es pas de ceux qui ont un coeur de pierre : devant son regard implorant, ses membres un peu raidis, ses spasmes qui traduisaient tant de douleur, tu t'es dit qu'il fallait lui donner le repos qu'il méritait, ce repos que toi seule pouvais lui accorder.
Donner la mort peut être un cadeau, toi qui étais si charitable, tu le savais.

Et à aucun moment, tu n'as pensé que Dieu t'en voudrait.

Peut-être justement parce que tu sais ce que c'est que de donner, de partager la souffrance des autres, de prendre le risque de faire quelque chose de mal aux yeux de tous. Parce que tu sais que tu soulages les peines d'un être vivant qui se trouve là, avec sa vie entre tes mains, à attendre le salut.

Tu as beaucoup pleuré après l'injection, ton chien encore tiède entre tes bras.
La culpabilité t'alourdissait malgré toi, mais c'est tout de même le sentiment d'avoir fait ce qu'il fallait qui a repris le dessus.
Quel monstre aurait supporté de voir un être vivant se tortiller sous la douleur, perdre la tête par moments, tituber, se traîner, sans prendre un minimum sur soi? Il fallait accepter de laisser donner la mort par ce vétérinaire, une mort douce, comme un endormissement, dans l'affection la plus profonde d'un dernier adieu.

Tu as encore beaucoup pleuré et tu es rentrée seule, sans ton chien que tu avais accompagné jusqu'au bout, avec le coeur lourd pour toi, mais léger pour lui.
Quand tu as raconté cette histoire autour de toi, tes amis, ta famille t'ont félicitée pour ton courage, pour ta bonté, et surtout pour ton humanité.

Humanité. Ce mot revenait toujours. Non, on ne laisse pas souffrir un animal lorsqu'on a les moyens modernes de l'éviter, c'est quand même une évidence, allons. On n'est pas des bêtes. On a un coeur! Dire que certains les laissent crever dans un coin les bras croisés pour éviter le prix de la piqûre! Les monstres.

Serre les dents, Mémé.
Les chiens et les hommes, ce n'est pas pareil. Tout est toujours plus compliqué.

D'abord il y a les politiques, qui n'aiment pas les sujets qui divisent. Cela peut leur faire perdre des voix, et puis, plus le sujet fait débat, plus il faut prendre des décisions courageuses.
Tu sais, c'est comme l'école publique, tout le monde est pour, mais les hommes politiques envoient leurs enfants dans le privé comme tout ceux qui peuvent se la payer. Pour ce que tu demandes c'est pareil, devant des micros ils sont contre, mais pour leur vieille maman ils sont souvent pour.
La politique, c'est la vitrine, pas l'arrière-boutique. Il faut que cela soit joli, que cela plaise à tous. Tu étais commerçante, tu sais bien ce que c'est.

Ensuite, il y a les gens qui jugent, même quand ils ne sont pas concernés.
Ceux qui ont plutôt bon coeur, trop peut-être, et qui restent arc-boutés sur des convictions pures et absolues. La limpidité de leurs principes n'a jamais été troublée par la violence d'une situation bien réelle, par l'écartèlement du coeur devant l'absurdité d'appliquer des règles jusqu'à la cruauté. Une orthodoxie qui touche de plein fouet celui qui souffre, et qui attend de nous d'être délivré du cauchemar dans lequel il se trouve pris.

Il y a bien sûr tous ceux à qui l'on a enseigné en Catéchisme que seul Dieu décide, et qu'il a montré l'exemple avec son calvaire. Les Hommes doivent souffrir comme lui a souffert.
Ils sont donc croyants et pratiquants pour eux, mais aussi pour les autres, ceux qui croient à autre chose de peut être plus simple.
Tu sais bien, les témoins de Jéhovah interdisent les transfusions sanguines jusqu'à leurs enfants, on les critique largement pour cela.
Les gens, devant la détresse de leurs proches, préfèrent se raccrocher à ce qu'on leur a appris, comme la religion qui est faite pour poser des questions et qui malheureusement peut donner de mauvaises réponses.
Ils préfèrent refuser aux autres le droit de se dérober tant que que la vie est encore dans le corps, même si c'est une épave. Car c'est logique pour celui qui applique le Livre à la lettre, on ne doit pas retirer la vie, c'est tout, jamais, même si on agonise, qu'on supplie, qu'on pleure, qu'on s'évanouit devant vous.

Après tout il faut les comprendre, ils pensent qu'il n'y a qu'une vérité, et qu'il ne fait pas changer ce qui existe depuis des siècles. Les femmes ont toujours accouché dans la douleur. Les hommes sont morts dans d'horribles souffrances pendant les guerres. Les enfants ont eu des déformations physiques liées aux maladies et aux disettes.
Mais nous sommes toujours là, alors les choses ne sont pas si mal faites...Pourquoi devrait-on aujourd'hui, au nom de la modernité et du confort, échapper comme des lâches à cette fin de vie, même si elle vient de plus en plus tard et dure de plus en plus longtemps?

Il y a ceux qui craignent des dérives.
Ils ont peut-être peur qu'on les tue un jour, d'ailleurs.

C'est la boite de Pandore. Autoriser à aider à mourir, c'est très proche d'autoriser à tuer.
Il y tant de petits vieux qui n'intéressent plus personne tant qu'ils sont vivants, puisqu'il y a l'héritage après eux tant attendu.
Il y a tant de malades qui sont un fardeau pour l'entourage, qui meurt à petit feu sans le plus petit espoir de rétablissement.
Il y a tant de gestionnaires qui parviendraient à un meilleur planning des lits d'hôpitaux si on pouvait gérer le stock un peu mieux, pas grand chose, deux ou trois jours de visibilité.

Tout ça, c'est moche. Les abus sont possibles, c'est évident.
Alors non, non et non, on n'aidera pas des milliers de personnes chaque année, parce que 2 ou 3 pourraient être poussées par la sortie un peu vite. Question de précaution.
C'est comme les consignes de sécurité. On ferme un site parce que quelqu'un pourrait se fouler la cheville en montant un escalier ancien. Pas de risques, pas d'emmerdes.
C'est bien vu. Tant pis pour tous les autres, pas vrai Mémé?

Et puis il y a ceux qui se posent un cas de conscience. A juste titre. Parce qu'ils essaient de s'imaginer ce qu'ils feraient s'ils avaient le droit de choisir.
Parce qu'ils pensent à une personne aimée, et se disent que s'ils avaient la possibilité de signer une décharge pour que l'abrègement soit déclenché, ce serait un sacré poids sur la conscience. On touche au sacré, au divin peut-être, dans tous les cas à l'humain, à l'image que l'on a de soi aussi. Tu veux faire de moi un criminel, Mémé?
Bien-sûr que tu es d'accord, mais moi, est-ce que je suis d'accord?

Dans tous les cas, je suis d'accord sur une chose.
Qu'on arrête de traîner en justice les médecins ou le personnel soignant qui dans l'ombre, comme la médecine à une époque d'ailleurs, mettent leur vie entre parenthèses quelques minutes pour soulager un être humain, au lieu de s'acharner par bonne conscience ou par protocole sur celui qui n'est plus en état de vivre.
Qui oublient qu'ils ont des enfants, des amis, une maison avec un chien, une carrière devant eux, une belle retraite à vivre tranquillement, et qu'ils pourraient perdre tout cela. Si certaines belles âmes essaient de démontrer qu'il est un assassin, un salaud. Un égocentrique qui se prend pour dieu, et qui trouve dans ces actes la jouissance de la toute-puissance.
C'est qu'on entend de tout, tu sais.

Liberté, égalité, fraternité. Liberté vient en premier.
Tu as raison, Mémé, cela fait longtemps que cela ne veut plus rien dire, que cela est une intention, rien de plus. Tu as connu le droit de vote en 1945, ce n'est déjà pas si mal. Mais pour la liberté de décider de la date de ton départ, il te faudra attendre un peu. Et je crains que tu trouves le temps très long, trop long.

Tu pensais être libre de décider de tout, pas vrai? Tu pensais que garder sa dignité, c'était un droit de bon sens si tu décidais d'éviter les affres des derniers moments qui n'en finissent pas? Moi aussi, à vrai dire, cela me semble tellement naturel.
Tellement logique, de se faire du bien plutôt que du mal.

J'ai parlé avec le personnel, je leur ai expliqué que tu n'en peux plus.
Ils le savent, ils le voient, ils le respirent. Mais c'est délicat.
Moi, je n'y connais rien en médicaments, je ne sais pas quoi te donner pour te soulager vraiment. Tout est sur ordonnance. Et quoi demander?
Internet? J'y ai bien pensé mais les faux-médicaments y pullulent. Je n'ai pas confiance. Il faut que ça marche du premier coup et que cela ne lève pas trop de suspicions. Et puis j'ai peur, moi. Je ne me sens pas capable de faire quoi que ce soit sans le soutien de l'hôpital.
Si je te fais prendre n'importe quoi et que cela ne marche pas, on aura l'air malin.
Et si je suis condamné pour cette tentative, que je vais en prison alors que tu es vivante, nous voilà beaux, qui viendra te voir?

Le personnel est un peu embêté parce que c'est comme partout, les gens ne sont jamais d'accord. Dans une même équipe, certains sont pour, d'autres sont contre.
Il paraît que la nouvelle chef de service ne veut rien entendre, elle ne veut pas saboter sa carrière disent les mauvaises langues. En tout cas, elle ne veut pas d'ennuis, et on la comprend, c'est que l'addition peut être très salée.

Mais l'aide soignante nous trouvera peut-être une solution, j'ai senti qu'elle aimerait bien nous aider. Quand ça?
Pas tout de suite, Mémé, il faut vraiment qu'on soit sûrs que ce n'est pas trop risqué au moment où on le fera, ils demandent des rapports pour éviter qu'il y ait des abus, c'est normal.

Serre les dents, Mémé.
Je sais bien que tu veux partir, et que tu ne comprends pas que ce n'est pas aussi simple.
J'ai l'impression de te trahir, à te regarder comme ça, en faisant oui de la tête, et en sachant que c'est sûrement la douleur qui te délivrera, quand elle montera encore d'un cran.
Je lisais hier la déclaration d'un politique, ou d'un directeur de ne je sais quel organisme qui est contre ce que tu nous demandes, et qui disait: "en 2011, la douleur ne doit plus exister puisqu'on sait de nos jours la traiter." Ce qui rendrait donc le cocktail que tu réclames inutile, voyons.

Donc tu vois, tout va bien, pas besoin de t'accompagner à mourir, tu n'as pas mal, les dossiers de cet éminent Monsieur sont formels.
C'est ainsi qu'est traité ton cas : dans des statistiques et des rapports, je sais, cela ne rassure pas beaucoup.

Je vais te laisser Mémé, j'ai du travail à finir.
Dans le fond, j'aimerais que l'hôpital m'appelle avant demain matin, et me demande d'apporter une jolie robe pour toi.
Je trouverais le lit fait, et la chambre vide. Je serais triste, mais je me dirais que tu es plus heureuse où tu es.

Enfin, ne te fais pas trop d'illusions quand même.
Je crois que je devrais encore te regarder longtemps tordre tes draps d'angoisse et supporter tous ces soins de plus en plus nombreux. Moi, comme d'habitude, je réfléchirai, alors que je te regarde dormir, à comment nous pouvons avoir si peu de coeur pour les nôtres dans des situations pareilles.

Tu sera morte depuis longtemps quand cela changera, Mémé, mais tu sais, les choses bougent.
Parce que quand tout le monde veut que cela change, cela finit bien par changer.


En attendant, moi qui ne signe jamais rien, j'ai signé là :
http://www.mesopinions.com/Soutien-au-Docteur-Nicolas-Bonnemaison-petition-petitions-f0cd24b88fe3a26243984687a5c0dbb9.html

lundi 15 août 2011

Mime Marceau au resto






Vous connaissez sans doute le rituel impeccable du service d'un grand restaurant qui se respecte.

Je parle de petits détails qui les uns après les autres, façonnent de leurs petites mains laborieuses les étoiles d'un établissement, ou simplement, son excellente réputation.

Et quels détails. Des petites compositions à découvrir en apéritif aux mignardises accompagnant un café équitable, tout a été parfait.
Sourire poli et traque d'une serviette qui tomberait à vos pieds compris.
Service irréprochable, donc.

Mais il est une étape dans ce rituel magnifique qui m'interpelle toujours... Et qui m'arrache un sourire amusé à chaque fois.

C'est un moment spécial et crucial, où j'attends l'incident comme lorsqu'un trapéziste saisit au vol, et dans le vide glaçant, sa partenaire qui arrive d'un autre trapèze. Avec le risque tenace que ses mains glissent, et qu'il la laisse chuter (et s'écraser sur le clown).
Ce moment tout particulier pour moi, ce petit moment d'interrogation, c'est le moment des miettes.

Ah, les miettes.
Avant le dessert, il y a toujours un habile artisan du service qui vient délicatement passer sur la nappe (en tissu, forcément) un horrible instrument en argent, façon moissonneuse batteuse à gros manche. Ou un rectangle de plastique avec deux gros bigoudis à l'intérieur, qui rappelle des lectures anciennes du catalogue de la Blanche Porte, qui fait l'inventaire des gadgets domestiques inutiles et surtout, archi-spécifiques (poêles pour gauchers, ôte-bottes sans se baisser, main mécanique en plastique pour caresser son chat à plus de 3 mètres de distance, etc).

Si le dit établissement est plus moderne et minimaliste, on aura la chance de voir en action une sorte de peigne en inox sans dents, qui rappelle un coupe chou à la lame visiblement inoffensive.

Dans un silence religieux où chacun retient son souffle (et retire ses coudes de la table en regardant au loin devant soi, l'air inspiré), voilà donc notre petit chasse-miettes en action sous nos yeux déjà vitreux, si bien entendu vous avez pris le mariage mets et vins, qui attaque le cerveau le plus limpide. Blanc sur rouge, rien ne bouge, mais rouge sur blanc sur rouge ou l'inverse, tout fout vraiment le camp, c'est prouvé.

Jusque là me direz-vous, rien de choquant, tout est normal, pas de quoi en faire un post. On nous lâcherait trois hamsters dressés pour ça, qui grignoteraient furieusement les miettes sous nos yeux, ce serait quand même autrement plus spectaculaire visuel et original, d'ailleurs, je crois que ce serait une formule à tester.

Après tout ... On loue bien maintenant des brebis pour tondre un terrain où l'herbe a poussé en abondance, alors le coup du trio de hamsters ramasse-miettes dans un restaurant Bio, moi je dis, c'est faisable, et les gens ne viendraient que pour ça, au final. C'est un concept.

Pour revenir au coeur de ce qui me préoccupe, je dirais que l'art de retirer les miettes a besoin d'un support, à savoir, les miettes. Sinon, ce geste pourrait devenir un peu absurde, et dans tous les cas superflu. Non?
Si, car j'ai ressenti à maintes reprises la vacuité de ce geste qui, sans son objet de vocation, sans sa raison d'être, se retrouve vidé de son sens.

Car il faut que je vous dise : je ne mange jamais de pain, voilà, sauf au petit déjeuner.
Donc au déjeuner ou au dîner, hop, pas de miettes.
Ma place est toujours vierge de ces petits éclats de croûte, et sauf projection d'un petit pois, ou d'un cerneau de noix hors de mon assiette, il n'y a rien. Le vide total. Opération surface nette, totalement hostile au passage d'un ramasse-miettes.
Aussi ubuesque que chercher à peigner un chauve.


Mais le service et ses lois immuables sont un peu comme un programme informatique.
Une tâche doit découler de la précédente, toujours, et si l'on retire quelques instructions, c'est le bug assuré (surtout si c'est sous Windows). La machine ne sait plus où elle en est.

C'est certainement pour cela qu'avant de me servir mon dessert, chaque officier du bon repas gratte consciencieusement, sous mes yeux ébahis, des miettes imaginaires.
La tête penchée, attentif, l'oeil prêt à débusquer la plus dissimulée des plus petites miettes, il rase ma portion de table ronde comme un barbier méticuleux à la recherche du poil récalcitrant.

C'est ainsi que l'opération ramasse-miettes se transforme en hommage à la miette inconnue.

Comme l'interdiction de couper sa salade rend hommage aux couverts en argent oxydables, maintenant disparus (ou rangés et sous clé).
Et comme la recommandation de tenir la porte à une dame rend hommage au temps où elles avaient besoin de nous.
Un hommage aux époques révolues, en somme. La France, Monsieur.


Un jour, je demanderai à un grand maître du savoir vivre (Ducasse, Hermine de Clairmont-Tonnerre, la Baronne de Rothschild, Jean Pierre Coffe...) ce qu'il pense de ce cas particulier, qui doit donner des sueurs froides aux jeunes maîtres d'hôtels qui ont encore le manuel imprimé sur la joue.
Que faire quand il n'y a pas de miettes, hein?

Ah, c'est cruel.
Car comme une chorégraphie perturbée après des heures de répétitions, il faut devant le public trouver une parade pour ne rien laisser transparaître, et enchaîner sur les mouvements suivants comme si de rien n'était.

Cet instant de doute perceptible dans le geste, ce tressaillement gardé pour soi, se termine toujours sur une improvisation remarquable de maîtrise.
Mes miettes sont chassées, et même souvent ramassées par un petit geste de collecte de la main, comme si elles avaient vraiment existé, et comme si elles résistaient même par principe à s'arracher de chaque fibre de la nappe. C'est le pain de campagne, ça.

Chapeau l'artiste. Du beau travail.
Le mime Marceau n'aurait pas fait mieux.

samedi 13 août 2011

La saloperie de petite voix




"Tu es nul"
"Tu es trop gros"
"Tu t'es encore levé trop tard, abruti".

Je ne sais pas vous, mais moi, j'ai une saloperie de petite voix qui se permet de prendre la parole un peu tout le temps, d'avoir un avis sur tout, de la ramener quand on ne lui demande rien, et même de recouvrir d'autres voix qui voudraient être constructives.

Il parait que cette petite voix est instillée pendant l'enfance, dans notre cortex encore tendre et vierge, par des parents un peu enclins à la critique pour notre bien.
Une petite éponge juvénile dans un tiroir du crâne attirerait donc les premières années des réflexions entendues souvent, pour le moins peu valorisantes, afin de les transformer en un kit maudit : celui des phrases automatiques et récurrentes qui tuent le moral, un kit qui nous murmure de vilaines choses à l'oreille une fois l'âge adulte atteint.

Il paraît qu'il est difficile de la virer, la petite voix. Un peu comme un locataire de mauvaise foi en France, pour ceux qui connaissent. Le droit est pour elle, et elle le sait. Donc il faut faire avec. En attendant de la déloger.

Alors que cette petite voix insidieuse sait se faire entendre dans le silence de notre pensée, d'autres petites voix se taisent car elle était là la première, elle sait se faire respecter en plus. Et cela peut durer toute une vie.

Mais certains ghostbusters de la petite voix s'accordent à dire qu'il est parfaitement possible de balancer à cette langue de vipère une autre voix dans les pattes, histoire de diviser pour mieux régner. Etonnant, non?

En effet, les spécialistes s'accordent à dire qu'il n'y a pas mieux que l'autosuggestion. Mais pas n'importe laquelle. L'autosuggestion à voix haute, s'il vous plaît. La confiance en soi doit être reconstruite par ce qui a pu la détruire : les mots qui sont rentrés par les oreilles, année après année, phrase après phrase, répétition après répétition.

Il semblerait donc que s'écouter dire plusieurs fois "Je suis en train de réussir ce que je voulais", "Ce job est pour moi, il m'attend", "Je vais être augmenté parce que je vais le demander et parce que je le mérite", et autres "Je me sens vraiment bien ces temps-ci" soit une arme redoutable pour clouer le bec à ce petit bruit de fond qu'on aimerait bien écraser d'un coup de battoir à cinq doigts.

Mieux, il paraît qu'on pourrait installer plusieurs voix dans notre tête, un peu comme des référents, des gens que l'on copie parce qu'ils nous ont inspiré. Dans chaque endroit de faiblesse de notre cerveau, on mettrait un petit cerbère qui empêche l'ennemi de progresser en nous prêtant main forte selon sa spécialité.

Par exemple la voix de Bernard Tapie pourrait nous aider à négocier notre prêt immobilier, si on s'imagine au moment de prendre la parole devant notre conseiller BNP, le grand Bernard en pleine négo. "Allez quoi, on va pas s'arrêter-là, ce taux là c'était pour nous faire pousser les crocs non?"

On peut aussi utiliser la voix de Ségolène Royal, connue pour pour son talent à dire qu'elle l'avait déjà dit il y a cinq ans mais que personne ne l'a écoutée. Et s'en servir en réunion de service, pour déclarer les yeux dans les yeux que vous aviez prévenu il y a longtemps que tout le monde s'y prenait mal, mais que maintenant, c'est trop tard (cela marche avec tous les problèmes). Prendre un air dégoûté à la fin, c'est important.

Vous pouvez aussi ancrer en vous un moment qui vous a marqué, qui a entraîné chez vous un sentiment de fierté, de honte, ou de colère, comme par exemple le moment où vous avez dû aller vendre des poêles Tefal en supermarché pour gagner 400 francs par jour, une fortune à l'époque, et que les gens vous regardaient avec mépris comme le dernier des bonimenteurs. Cela booste vraiment lorsque vous vous demandez ce que vous faites dans un bureau, par exemple. Instantanément, la voix du moment en question vous a donné votre réponse.


Oui, il faudrait donc créer de la place pour le plus de voix possibles, des bonnes de préférence, pour cerner la saloperie de petite voix et lui mettre la pression de la concurrence. Sa prise de parole s'en verrait immédiatement diminuée, et il y a fort à parier qu'elle aurait de plus en plus d'hésitations à s'exprimer si elle se sent un peu isolée, toute grise, toute étriquée, toute moche.

Bref. Sans être partisan de la loi de la jungle, avouons qu'ici, c'est une nouvelle gouvernance qui vaut la peine d'être tentée. Chère petite voix, gare à tes miches.

mardi 2 août 2011

Au ras des pâquerettes


Connaissez-vous l'origine du mot pique-nique?
Moi non plus, je me demandais un peu d'où venait ce nom encore 30 secondes avant d'écrire cette petite bafouille.

Il n'a rien à voir avec ce que vous croyez. Ah, mais.

Visiblement il serait né au 17e siècle, quand des gens branchés de l'époque ont (re)mis au goût du jour le plaisir d'amener son manger et son boire pour le déguster non pas seul, mais accompagné d'autres personnes qui font de même, le tout en plein air.
Pique viendrait de piquer, picorer, et nique signifierait petits trucs de rien du tout. Bref, on va picorer des petites choses, oh, tout simple, dans l'air léger qui circule hors des murs, sur l'herbe verte ou sur l'aire d'autoroute.

Il est étonnant de voir d'ailleurs à quel point il existe, comme pour le restaurant, les bijoux ou la voiture, une gamme variée de pique-niques correspondant précisément aux moyens et au standing de chacun. On pourrait croire que cette fantaisie campagnarde remet la pyramide sociale à plat, mais pas du tout.

Je ne parle même pas de la typologie assez révélatrice qui se dessine nettement dans la grande famille des pique-niqueurs : les pragmatiques sortent la glacière, les élégants mettent une nappe, les snobs amènent une malle Hermès, et les sagouins en profitent pour sucer bruyamment leurs doigts plein de mayonnaise.

Non, ce qui me surprend toujours, c'est de voir que décidément le niveau économique et culturel colle à la peau, même sans couverts et sans table, avec simplement ce que le panier de pique-nique trouve à nous dire rien qu'en le regardant.
Selon la conception que chacun se fait de ce moment d'affranchissement des convenances et de l'éducation.

Tables et chaises de camping pour ceux qui recherchent le plaisir de prendre un repas à l'extérieur, mais selon un mode le plus rapproché possible de leurs repas habituels, avec vrai couteau et fourchette.

Nappe, bougies, foie gras, coupe de champagne à planter (si si) pour ceux qui recherchent d'autres niveaux de raffinement à même le sol, pour peu qu'on soit sur le champ de Mars sous la lumière de la Tour Eiffel et à la nuit tombée.

Chips, gâteaux, coca-cola, sucreries diverses posés en vrac sur le sol, pour fêter cette rupture avec les repas policés et équilibrés, en absorbant le plus grand nombre d'ersatz industriels.

Menu Géant Mac-Do sur la plage ou sur un parking, avec de préférence une amnésie totale entre le moment de ranger son bazar et celui de passer devant une poubelle, de toute façon la mairie est là pour nettoyer, et j'ai pas pique-niqué, d'abord.

Panier de grand mère avec des petits plats froids et pratiques à manger, préparés avec amour depuis 9 heures du matin, avec l'incontournable bonne bouteille de Bordeaux qu'on ouvrira avec un Laguiole muni d'un tire-bouchon.

Version pauvre et heureuse avec un sac Huit à Huit contenant tous les ingrédients pour de copieux sandwichs jambon-beurre, avec babybels et barquettes de Lu, et des bières fraîches.

Version décalée et urbaine avec des enfants en serre-tête qui grimacent dans un parc de la capitale, dès qu'une fourmi grimpe sur leur plaid immaculé, ou qu'un pigeon borgne avec deux moignons de patte s'aventure vers leur très british pain de mie coupé en triangle.

Version cliché avec la nappe à carreaux, la tartine de rillettes, le camembert qui ne demande qu'à fuser et le litron de Petites Récoltes de Nicolas, avec une capsule qui se dévisse.

Version romantique avec le repas qui s'éternise, les confessions qui s'échangent entre deux bouchées de tarte aux framboises, et puis la petite sieste l'un contre l'autre avec le soleil qui tape un peu, comme le vin frais qu'on s'est discrètement sifflé.

Ou tentative de pique-nique. Il suffit de choisir le mauvais endroit et le mauvais moment pour être la cible de briseurs de pique-nique, qui commencent à demander un verre puis s'assoient tout près en vociférant, histoire de tuer l'ambiance, et finissent par avoir gain de cause quand les picoreurs lèvent le camp, vaincus.


Bref, aujourd'hui, j'ai redécouvert ce plaisir simple, dans la version qui me ressemble, forcément.
Celle qui permet d'éviter un resto de touristes où la chaise en plastique aurait laissé des traces sur les cuisses en short.
Celle qui permet de manger très exactement à l'heure qu'on veut, sans attente et sans addition.
Celle qui consiste tout simplement à sortir un repas froid du sac, et à étaler les victuailles au sol, comme un butin qu'on partage, à l'ombre des arbres. Cela a d'ailleurs son petit côté sapin de Noël, à l'heure où chacun amène ses cadeaux, créant une petite montagne de paquets colorés et tentants.


Oui, un plaisir simple très facile à s'offrir et à offrir. Même avec la douleur de postérieur inévitable lorsqu'on est assis sur une souche, ou une marche d'escalier de sentier.

Un beau moment bucolique qui permet de partager trop fois rien, en profitant de presque tout : les saveurs des petites choses dans leur papier aluminium qui crisse, la brièveté des conversations qui vont juste à l'essentiel, et la fraîcheur apaisante d'une petite brise qui fait onduler les serviettes en papier.