jeudi 22 mai 2014
Chute libre
Hier, j’ai surpris deux petites voisines très bon chic bon genre en train de monter sur le toit de l’immeuble, 6 étages sur rez-de-chaussée, quand même.
Prises sur le fait, pour toute excuse elles m’ont servi un mensonge mal ficelé: « j’ai oublié mes clés, alors je cherchais une fenêtre ouverte », ou quelque chose de ce genre… Elles étaient à la fois piteuses, frondeuses, et tristes sous leur regard bas.
Bref, elles m‘ont ouvertement pris pour un con.
Leur petite escapade m’a ramené longtemps en arrière, lorsque j’avais leur âge. Au cœur de certains après-midi oisifs dans l’école ou l’immeuble des grands parents, un jour férié ou de faible affluence, où l’envie de la découverte et de la bêtise à commettre sont plus fortes. Dans ces lieux d’ennui par leur tranquillité inhabituelle, qui deviennent une aventure offerte, à saisir tout de suite.
Des sensations me sont revenues en mémoire : parfums de vieux parquets cirés, bruits sourds derrière une lointaine porte, déplacements sur la pointe des pieds avec le cœur qui bat, présence existentielle d’un gilet de bonne sœur, oublié sur la boule d’une rampe d’escalier… Instants de peur et d’excitation mêlés, en terra incognita. Un moment suspendu où des lieux étrangers nous appartiennent par leur silence, dans l’absence lancinante de leurs occupants habituels.
Elles sont revenues. Les deux petites voisines.
Je les entends chuchoter derrière ma porte, maladroites car incapables de maîtriser leurs éclats de souffle en essayant de parler bas.
Aux aguets, alerté par ces signes de latence avant une énorme connerie, j’imagine l’éventail possible des idées idiotes qui pourraient traverser leur esprit créatif à leur âge : colle dans la serrure, graffiti sur le mur, fil électrique tiré de sa goulotte ? J’hésite à intervenir, j’ai envie de leur laisser leur moment.
Stratégie payante, car leurs ricanements étouffés finissent par s’éloigner, et avec elles ce sentiment de danger dans l’air.
Leur parcours de reconnaissance dure longtemps, elles hésitent sans doute à la faire, leur bêtise.
Je pense à leur perception du temps si différente, ce temps si long pour elles, qui s’étire après les journées d’école, et qui n’en finit pas. On est fin mai, elles glissent sans hâte vers l’interminable période des vacances scolaires. On sent que c’est déjà presque fini en classe, car leur cœur est buissonnier.
Je les plains un peu, en me remémorant leur regard peu convaincu en plein mensonge balourd, sans le moindre espoir d’être vraiment crues. Pas de vivacité, pas d’œil qui frise. Seulement l’ennui.
Je les redoute aussi, car ce regard sans conscience suppose les actes les plus irréfléchis, et cruels sans l’avoir voulu. Dans leur univers, les conséquences n’existent pas encore.
Je pense à leur vie, qui commence à peine, dans ces premières initiatives à tâtons, dans cette première hilarité aux gaz enivrants de la liberté. Avant de probablement commettre quelques méfaits à la fois naïfs et bien nuisibles, elles dégagent à travers ma porte cette innocence de la joie enfantine devant l’aubaine d’un instant sans surveillance.
Les parties communes sont à elles. Le monde leur appartient soudain. Elles rient.
Hier, quand je leur ai demandé de prendre garde à elles, parce qu’elles pourraient bien chuter des 6 étages en jouant aux couvreurs sans harnais, j’ai compris qu’on ne pensait pas au même danger.
« Vous allez le dire à nos parents ? ». La question venait du cœur. C’était ça qui comptait. Je les ai senties vraiment soulagées quand je leur ai répondu que non, on n’en parlerait pas.
C’est ce sens très particulier des priorités que j’avais oublié chez les enfants et les adolescents.
Car oui, le plus grave n’était pas de risquer de basculer dans le vide en marchant trop près des gouttières, mais bien de se faire engueuler le soir.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire