lundi 21 novembre 2011

Mauvaise fraise



S'il y a bien un moment difficile à vivre dans sa vie intime, c'est celui du départ à la retraite de son dentiste.

Egoïste. Seulement 40 ans à travailler et pffuit, plus de nouvelles.
Incompréhensible.

Le mien était pourtant parfait : moustache roulée main, façon Roquefort Société, doigts qui sentent délicatement le savon, eau de toilette discrète à peine herbacée qui se fait oublier même en s'acharnant sur une dent de sagesse qui s'accroche, et, comble de la perfection pour un dentiste, haleine fraiche même en parlant de très près.
Parfait vous dis-je.
Le monde tournait rond.

Et puis un jour, il est parti à la retraite.
Il m'a confié que "les dents, il en avait jusque là", c'est à dire jusqu'au dessus du front, ce qui est peu banal.
Il les avait bien cachées, on ne voyait rien. Mais c'est un métier.

Il a voulu me présenter un jeune dentiste, son repreneur qui rachetait le fonds avec ses clients dedans. Donc moi, potentiel de molaires à rafistoler moyennant des honoraires libres. Très libres.
Endetté sur 30 ans, je l'imaginais déjà créer un concept de carte de fidélité, et me préparer des petits trous sournoisement à chaque rendez-vous pour assurer les lendemains, quand les bactéries auraient fait leur travail.

Bref. Mon dentiste est donc parti à la retraite et moi, à la recherche de son remplaçant.
A changer, autant prendre un plus jeune certes, mais pas débutant non plus.
Un qui assurera le lustre de ma dentition pendant 20 ans, ce qui n'est déjà pas si mal.

Alors aujourd'hui, sur le conseil d'une amie, j'ai donc fait la connaissance de mon nouveau dentiste.

Je m'étais bien renseigné, je n'aime vraiment pas changer de garage, alors il fallait tomber directement sur le bon sans passer par les maladroits, les tortionnaires ou les vendeurs d'élite.
Surtout, ne pas se tromper donc.
Oui, il avait une bonne main, non, il ne faisait pas mal, oui, il racontait des blagues quand on ne peut pas rire (à part avec les yeux), ce dernier point faisant d'ailleurs la marque d'un vrai dentiste formé à l'ancienne.
Et oui, oui, oui, il avait déjà une clientèle et n'allait donc pas me refaire un piano tout neuf sans les bémols en bricolant des devis bidons avec ma mutuelle.

Ô bonheur, une fois sur son siège design qui rappelait ceux du TGV redécoré par Christian Lacroix, la lumière aveuglante en plein visage, je n'eus que cet aveu à faire :  il avait lui aussi les doigts qui sentaient délicatement le savon, et l'haleine fraîche, même de très très près.
A la fin, il m'a offert du fil dentaire à la menthe, même.
Parfait lui aussi.
Parfait.

Enfin, presque.
J'avais oublié de poser la bonne question à cette amie qui m'a poussé chez lui.
Car tout est de sa faute à elle bien sûr.
 

Oui.

Il part bientôt à la retraite.